Cantonnée au statut de mère de Maurice Utrillo, cataloguée comme modèle et maîtresse de peintres renommés, Suzanne Valadon – née Marie-Clémentine Valadon – fut l’objet d’un double escamotage qui occulta sa qualité de peintre. Il faut y voir d’abord l’effet idéologique d’une domination masculine recourant à l’alternative éculée, récurrente et réductrice de « la Maman et la Putain » pour exorciser l’exemple hors-norme de Suzanne Valadon dans le monde de la peinture. Comment réussit-elle à échapper à ces stéréotypes ?
Suzanne Valadon, c’est d’abord la primauté du corps. Mais d’un corps qui lui échappe et qu’il faut reconstruire. Elle évoque ses dessins d’enfance, bribes de torses, de têtes ou de membres, esquissées à la craie sur le trottoir, au crayon sur des épaves de papier. A propos de sa chute de trapèze – réelle ou imaginaire, peu importe – elle parle de son « petit corps brisé », image reprise par Bouret : « pantin disloqué et pitoyable » et par Robert Rey : « une forme grêle, inerte, éparpillée en gestes de pantin cassé ». ce corps éclaté, son œuvre (et sa vie) va le recomposer, en rejointer les éléments, en rebâtir l’architecture. Et même sa brève expérience d’apprentie au cirque, comme le note justement Robert Rey, va s’inscrire dans l’espace : « à la barre son corps s’étirait, se ployait, se dessinait encore… »
Son expérience de modèle va aussi conforter cette dissémination du corps. Il est symptomatique qu’en posant pour Puvis de Chavannes (notamment pour Le Bois sacré) à ses tout débuts, elle fut morcelée, éclatée, dispersée par le peintre symboliste à la recherche d’une incarnation de l’idée de Beauté : « C’est moi qui suis là et là, et presque toutes ces figures m’ont emprunté quelque chose. J’ai posé non seulement les femmes mais les jeunes gas ».
Je suis cet éphèbe qu’on voit ici cueillant une branche d’arbre et il a mes bras et mes jambes. »
Marie-Clémentine devenue Maria comme modèle (on italianisait son prénom pour « se vendre » mieux au marché des modèles de la place Pigalle) avant d’émerger et de s’imposer comme Suzanne, « artiste-peintre » selon le sous-titre d’un portrait de Toulouse-Lautrec, se retrouvait ainsi démultipliée dans son identité (sans compter les surnoms intimes : Biqui pour Satie, Youyou pour Utter), à charge pour elle d’y opérer une hiérarchie.
Une autre peintre important dans l’expérience de Maria fut Auguste Renoir. Chez un modèle, celui-ci appréciait un grain de peau capable de refléter la lumière, une certaine couleur de cheveux, une forme spécifique de visage aisément identifiable dans ses portraits de femmes qui transcendent d’ailleurs l’individualité de ses modèles et les périodes de son évolution. Le corps de Maria y était revu et corrigé parles archétypes de la vision de Renoir.
Rendue diaphane par Puvis, remodelée par Renoir, Maria devint, avec Toulouse-Lautrec (dans Gueule de bois ou La Buveuse par exemple) anguleuse et sévère sous le trait du peintre dont l’ironie ne faisait aucune concession à ses modèles.
Restait pour Maria à devenir Suzanne, à passer de l’autre côté du cadre et à réfracter une nouvelle image du corps, du corps des autres et du sien. Le premier d’une série d’autoportraits qui balisera l’évolution de Suzanne peintre, signé Suzanne Valadon, daté de 1883. C’est aussi l’année de la naissance de Maurice. Double manière pour elle d’affirmer son intégrité : interne, elle a conçu et porté une enfant, son corps, de l’intérieur, fonctionne ; externe, son corps prend forme dans ce premier autoportrait. Double narcissisme donc. Mais il renvoie à l’affirmation d’un tempérament farouche et buté. Le portrait s’arrête sous le buste,modèle par le haut, mère par le bas et peintre par la signature.
La revendication de ce prénom est significatif. En adoptant ce prénom et sa connotation biblique, Valadon rejette en même temps le droit de regard des autres sur son propre corps, sur sa conduite privée et son passé de modèle et s’affirme comme sujet, comme peintre. De même que dans ses portraits, Valadon fait face.
Pour l’admettre dans le monde des peintres, on la « virilisera ». La célèbre formule de Degas « vous êtes des nôtres » inaugure cette adoption lorsqu’il découvre les premières épreuves que lui présente Valadon. Nombre de critiques saluèrent son trait « mâle ». Utter dans une lettre n’écrivait-il pas : « J’en suis à me demander si elle ne serait pas LE peintre » dans le même temps que confinées aux scènes domestiques et aux natures mortes, les femmes peintres contemporaines avaient du mal à se dégager de cette division sexiste du travail pictural, malgré les Marie Laurencin, Berthe Morisot, Rosa Bonheur et Camille Claudel dans l’antre de Rodin. Suzanne Valadon eut incontestablement un rôle déterminant dans ce changement. Sans doute son origine plébéienne lui fit refuser les compromis de la majorité de ses collègues femmes et les encouragements répétés de Degas, malgré sa tenace réputation de misogynie, confortèrent sa résolution.
Chez Suzanne Valadon, le trait, le soulignement des contours, dans ses dessins et plus tard, dans ses peintures, ne visent pas uniquement la délimitation d’une forme ; ils sont les signes, les marques d’une (ré)appropriation du corps des femmes par une femmes qui connut, à travers son expérience de modèle, le formatage pesant du regard masculin. Après le « plus » narcissique que le modèle reçoit en contre-partie du « don » de son corps et qui lui permet cette indispensable reconnaissance de soi-même, comme objet du désir de l’autre, comme sujet aussi, restait dans sa quête de réappropriation d’elle-même une ultime étape : donner forme pour prendre forme.
La forte originalité de Suzanne Valadon, c’est-à-dire la substitution d’une vision non focalisée par le désir masculin sur le corps des femmes, franchit, à partir de 1909, avec l’adoption de l’huile et de la couleur, une autre étape quand, elle imposa le regard d’une femme sur le nu masculin (même si quelques feuilles lui furent pudiquement rajoutées pour l’exposition). Ce fut à l’occasion de sa nouvelle passion pour jeune peintre André Utter, Le Lancement du filet, cet ami de son fils qui devint son nouvel amant, le fils « idéal » cohabitant avec le fils « réel » et rendant encore plus complexes les conflits domestiques. Le fils, la mère (Madeleine), les voisines, les amies sont les thèmes principaux de sa première période. Non seulement par contrainte financière – ce sont des modèles bénévoles – mais aussi par volonté de renoncer aux afféteries des parures et du décor, signes de mimétisme et d’allégeance au désir masculin. La dominante de ce champ domestique réside dans la mise en scène du bain, moment intime où le corps se dénude sans forcément s’offrir : la révélation du corps sans complaisance ni voyeurisme. Le 7 avril 1938, Suzanne Valadon meurt soudainement à l’âge de 73 ans d’une hémorragie cérébrale, son fils effondré n’assiste pas aux obsèques.
-Merci à l’association Utrillo
vase de fleur sur table ronde de Suzanne Valadon
Portrait d’Erik Satie Suzanne Valadon
Autoportrait aux seins nus Suzanne Valadon
Le Lancement du filet Suzanne Valadon
Les Baigneuses Suzanne Valadon